Pierre-Camille Cartier
(1878-1964)
 

Après avoir repris le magasin de son maître Adolphe Picard au 29, rue Montorgueil à Paris, en 1847, le grand-père de Pierre Cartier, Louis-François Cartier (1819-1904, fut le fondateur de la joaillerie Cartier sous l’inscription au Registre du Commerce de “Successeur de Mr. Picard, fabrique de joaillerie, de bijouterie fantaisie, de mode et nouveautés”. Il déposa officiellement son poinçon de maître – un losange avec un coeur entre les lettres L et C.

La création de “nouveautés” étaient certes le principe clé de Louis-François Cartier. Il sut le transmettre à son fils Alfred Cartier (1841-1925) qui lui, à son tour, le communiqua à ses trois fils dont Pierre Cartier, né le 10 mars 1878. Ce dernier, deuxième fils d’Alfred Cartier, s’entendait aussi bien avec son aîné, Louis Joseph (1875-1942), qu’avec son cadet, Jacques-Théodule (1884-1941). Chacun possédait ses propres dons et talents spécifiques. Grâce à cette harmonie, à leur complémentarité et leur complicité, ils élevèrent le nom Cartier au plus haut niveau du prestige de la joaillerie française, Louis-Joseph à Paris, Jacques à Londres et Pierre à New York.

Cette entente familiale s’étendait également à leur soeur Suzanne qui épousa Jacques Worth, membre de la famille du fameux couturier. Pierre Cartier, tout au début de sa carrière exceptionnelle, fut appelé à se rendre en Russie pour étudier, non seulement la situation politique et économique sous le règne de Nicolas II, mais aussi pour percer et élucider les secrets du succès professionnel d’un confrère de renommée, Peter Carl Fabergé.

Après quelques expositions-ventes et l’ouverture d’une succursale temporaire à Saint-Petersbourg, d’un commun accord, Alfred Cartier et ses trois fils jugèrent plus prudent de s’établir aux Etats-Unis. En effet, les premiers signes d’une révolution étaient déjà perceptibles en Russie.

Pierre Cartier, après avoir obtenu des succès retentissants à Londres auprès du Roi Edouard VII et de son entourage aristocratique, s’établit en 1909 au 712 de la cinquième Avenue à New York. En 1902, Jacques était devenu le directeur du premier magasin au 4, New Burlington Street, à Londres, avant de déménager au 175-176 New Bond Street, également en 1909.

Le succès de Pierre Cartier fut immédiat. En 1910, pendant que Louis Cartier se trouvait en Russie pour livrer un diadème “Kokoschnick”, en gros saphirs cabochons et diamants à la Grande Duchesse Marie Feodorovna, épouse du Grand Duc Vladimir, Pierre Cartier lui envoya un télégramme pour lui annoncer la vente du diamant “Hope”, de 44.50 carats et de couleur bleu saphir, à Mrs. Evalyn Walsh McLean, qui avait déjà acheté à Paris un autre diamant historique, l’”Etoile de l’Est”, deux ans auparavant.

Ses clients portaient des noms très prestigieux, par exemple les familles Leeds, Unzue, Blumenthal, Lydig, sans oublier les familles Vanderbilt, Morgan, Ford ou Rockefeller. Avec le temps et la confiance, Pierre Cartier devint également leur ami.

Sa vie privée fut aussi une réussite couronnée par son mariage en 1908, avec Elma Rumsey, originaire de Saint Louis et par la naissance de sa fille unique Marion, le 14 avril 1911, qu’il adorait. Dans une lettre adressée à son ami et beau-frère David Bryson Delavant, Pierre exprime ainsi l’amour pour sa fille: “Le bijou le plus cher que nous possédons, c’est notre petite Marion.”

Selon de très récentes recherches, ce fut en 1912 que Cartier Paris vendit sa première pendule mystérieuse, modèle A, modèle perfectionné par rapport à celui inventé, vers 1850, par l’horloger et fabricant d’automates français, Jean-Eugène Robert-Houdin. Une deuxième pendule commandée par Pierre Cartier et datant de 1913, posée sur un socle en néphrite et que longtemps on crut être la première version, fut achetée par l’illustre banquier J.P. Morgan, cousin de la famille Rumsey.

En France, durant la première guerre mondiale, Pierre Cartier, grand patriote, se mit à la disposition du Colonel Ponsard comme chauffeur avec sa propre Rolls-Royce et, ne décidant plus posséder une voiture allemande, fit don de sa Mercedes à l’armée. Une partie du jardin de sa maison à Neuilly était ouverte aux médecins et aux infirmières de l’Hôpital Américain voisin pour qu’ils viennent se ressourcer. Entre-temps, sa fille Marion était en sécurité, en compagnie de sa nurse Margot, chez sa tante Marion (soeur de Elma Rumsey) et son oncle le docteur David Bryson Delavan à New York. Quant à son épouse, elle séjourna tout d’abord en Auvergne avec son beau-père Alfred Cartier, avant de rejoindre Pierre Cartier à Cherbourg où elle se mit à travailler pour l’hôpital de la Gare Maritime. Tous deux tombèrent malades et, après leur convalescence, rentrèrent à New York en 1917 pour y retrouver leur fille.

Si son frère aîné, Louis Cartier, était connu à Paris pour son génie créatif, Pierre Cartier, lui, possédait un talent inné pour les relations publiques et humaines. Dès son retour à New York, alors que l’Europe était encore en pleine guerre, il mena à bon port une affaire incroyable qui semble inventée et qui est pourtant vraie. En quête d’un meilleur emplacement pour son magasin de New York, Pierre Cartier convoitait le palais de style Renaissance, construit par Robert W. Gibson, entre 1903 et 1905, au 653, Cinquième Avenue, angle 52ème Rue. Cette immeuble appartenait à M. et Mme Morton F. Plant. C’est alors que la transaction la plus géniale dans l’histoire des perles fines chez Cartier se mit en place car Mme Morton F. Plant , de 23 ans plus jeune que son époux, désirait de son côté le plus beau collier de perles actuellement disponible chez “Monsieur Pierre”: un collier de deux rangs, de 55 et 73 perles valant un million de dollars. Elle ne pouvait le quitter des yeux. Alors pourquoi pas un échange? Les Plant déménagèrent, Cartier emménagea.

L’épilogue de cette histoire en dit long sur la chute de la valeur des perles fines dès la fin des années 1920. Le maris de Mme Morton F. Plant décéda et elle se remaria avec Mr. John E. Rovensky. Entre-temps, elle s’était fait construire une réplique de son palais échangé contre le collier de perles. A sa mort, les perles furent revendues le 23 janvier 1957 par Parke Bernet pour seulement 151 000 dollars tandis que l’immeuble de Cartier fut declaré “Landmark of the City of New York” et de ce fait, ne pourra jamais subir de transformations extérieures importantes.

Le sens de Pierre Cartier pour les relations publiques, était accompagné d’un intérêt particulier pour le marketing, science typiquement américaine qui, à l’époque, était encore peu pratiquée à Paris et à Londres. En effet, très tôt déjà, il envisagea d’ouvrir des boutiques dans les aéroports et les grands magasins de prestige.

Se sentant en quelque sorte personnellement responsible de l’entente et de la coopération entre la France et les Etats-Unis, Pierre Cartier fut, dès 1929, président de l’Hôpital français de New York, vice président et conseiller de la Chambre de Commerce française à New York, vice-président de l’Alliance Française à New York, fondateur et président du Conseil franco-américain du Commerce et de l’Industrie, membre du comité exécutif de la Fédération de l’Alliance Française aux Etats-Unis, ainsi qu’administrateur de l’Asylum St. Vincent de Paul.

Ses multiples mérites furent récompensés. En effet, après avoir eu la joie de recevoir l’insigne de “Chevalier de la Légion d’Honneur” en 1921, S.E. Paul Claudel, Ambassadeur de France aux Etats-Unis (et futur beau-père de Marion), le nomma “Officier” en 1929 et , enfin, le gouvernement français l’éleva au grade de “Commandeur” en 1938.

Comme pour beaucoup d’autres, le crash de la Bourse de New York, en octobre 1929, fut un choc terrible. Il mit presque fin aux années de faste chez Cartier où les plus belles créations de bijoux Art-Déco étaient convoitées par la plus sélecte des clientèles. Il fallut apprendre à contourner les difficultés: peu d’achats et un stock aux prix abordables. Il existe une publicité des années 30 qui stipule que les prix chez Cartier New York commencent à 1 dollar!

A l’Exposition Internationale Coloniale d’Outre-Mer à Paris, Pierre Cartier fut honoré une fois de plus en recevant du Maréchal Lyautey “L’Etoile Noire du Benin”, la plus haute des décorations coloniales. Il la reçut en remerciement de la réussite de cet événement et pour la campagne de publicité qu’il avait menée dans le cadre de la Chambre de Commerce française de New York.

Durant l’été 1932, Marion Cartier se rendit en visite chez les Claudel dans leur propriété de Brangues, dans le Dauphiné, où les paysages inspirèrent fortement sa peinture.

Bien que son père ait été élevé dans la foi catholique, elle accompagnait sa mère aux services de l’Eglise Episcopale. Mais, lors de ce séjour en France, Marion ressentit le désir, le besoin même, de se convertir au catholicisme, comme cela s’était passé pour Paul Claudel lorsqu’il avait 18 ans. Egalement, un sentiment amoureux s’éveilla entre elle et le fils de Paul Claudel, Pierre. Leurs fiançailles eurent lieu le 25 septembre 1932 et furent suivies par la célébration de leur mariage en avril 1933 à New York, mariage don’t la presse fit largement l’écho.

Malgré sa première intention de poursuivre une carrière dans le corps diplomatique, Pierre Claudel entra à la Maison Cartier. S’établit alors 25 ans d’une longue et fructueuse collaboration entre le beau-père et le gendre.

En 1939, Pierre Cartier participa à la création de la “Maison de Bijoux” pour l’exposition mondiale de New York. Cette manifestation permit à plusieurs joailliers de présenter au public des gemmes avoisinant une valeur globale de cinq millions de dollars. Une fois de plus, il fut décoré et récompensé pour avoir à nouveau nouveau noué des liens d’amitié entre la France et les Etats-Unis.

Durant la deuxième guerre mondiale, Pierre Cartier, toujours patriote engagé, organisa une collecte à New York pour financer l’aide à la victoire des Alliés. Pierre Claudel, de son côté, retourna volontairement en France au printemps 1940 pour rejoindre l’armée. Il fut pris par les Allemands près de Strasbourg et fait prisonnier pendant plusieurs mois. Pierre Cartier entreprit tout pour le faire libérer, comme il mit tout en oeuvre pour que Claude, fils de Louis Cartier et de la comtesse Almassy, d’origine hongroise, puisse quitter Budapest où il se trouvait à cette époque. Pierre et Marion Claudel ainsi que leurs trois filles retournèrent à New York au printemps 1941.

Jacques Cartier décède à Dax la même année. Louis Cartier, qui pendant l’occupation avait laissé les rênes de la rue de la Paix, à Jeanne Toussaint, directrice de la Haute joaillerie depuis 1933, s’établît également à New York. Il y mourut en 1942. A la suggestion de Pierre Cartier, Marion et Pierre Claudel reprirent les affaires de Paris, tandis que son neveu Claude allait s’établir à New York.

Pierre et Elma Cartier s’installèrent en 1947 au bord du Lac Léman, près de Genève, afin d’y vivre une retraite paisible et discrète dans la Villa “Elma”. Avant transformation, cette villa était la maison des bateaux et faisait partie du domaine du Château de Penthes, ancienne résidence de l’Impératrice Joséphine. Le couple y recevait leurs amis et les promenait sur le lac, à bord du beau bateau “Elma”. Leurs cinq petites-filles, Violaine, Dominique, Marie-Pierre, Marie et Michèle, après la mort de leur petit-frère Pierre, leur rendirent souvent visite. Elles les entourèrent tendrement jusqu’à leur disparition, Elma en 1959 et Pierre, le 27 octobre 1964
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Les documents que Marion Cartier a légués avec quelques bijoux à l’Université de Saint Louis, en mémoire de sa mère bien-aimée Elma Rumsey Cartier, nous apprennent à mieux connaître son père, Pierre Cartier, surtout sur le plan personnel. Tandis que par les archives conservées chez Cartier à New York, on prend largement connaissance de ses activités professionnelles exceptionnelles.

Eric Nussbaum
Directeur de la Collection Art de Cartier
Genève, septembre 2001